Comme beaucoup d’enfants ayant grandi sans pouvoir s’identifier ou sans pouvoir assumer un modèle familial chaotique, j’ai très tôt eu besoin de choisir mes modèles. Des gens, des choses, qui nous semblent cohérentes. On croit être libre de tout choisir. On croit même être plus libre que les autres sous prétexte qu’on s’est retrouvé livré à soi-même très jeune et même que la Liberté, c’est un truc qu’on a compris bien plus tard. Moi, j’avais un modèle de couple, un vieux modèle mais toujours amoureux. Ils avaient cette lumière autour d’eux. On voyait qu’ils étaient conscients, complices et qu’ils se respectaient. Je n’étais qu’une gamine de 12 ans mais je les admirais. Ils habitaient une grande maison cossue sur les hauteurs du village. Un bâti en calcaire massif et pierre de taille avec une arrière cours transformée en jardin où chantait jour après jour le gazouillis d’une fontaine. C’était une ancienne caserne de gendarmerie qu’ils avaient achetée dans les années 80 et qu’ils avaient entièrement restaurée. Je ne sais plus vraiment les liens qu’ils avaient avec mes grands parents, mais j’aimais m’arrêter de temps en temps avec un bouquet de fleurs des champs et jouer aux Dames avec lui pendant qu’elle me servait un lait avec des gâteaux. Il faisait toujours bon chez eux. Tout avait sa place harmonieuse dans l’espace. A l’époque, je n’aurais pas su dire ce qui me donnait cette impression de bien d’être. Si je me souviens, la porte d’entrée donnait sur un magnifique escalier en fer forgé et bois de noyer qui montait distribuer les chambres. A gauche, il y avait la salle à manger et la grande cuisine au fond, avec un passage sous l’escalier pour rejoindre directement le salon bibliothèque à droite de l’entrée. Tout le rez-de-chaussée circulait autour de l’escalier. Je ne me souviens pas avoir eu l’occasion de visiter les étages avec les appartements, les chambres, les salles de bain… Ce qu’elle avait plaisir d’appeler « le petit salon » me semblait immense. Des meubles d’ébénisterie finement travaillés, toutes une collection de banquettes, de fauteuils et de sièges habillés de tissus précieux, de brocard, de velours pastels, de soie sauvage et de lin, des tapis, des coussins. Tout était douillet et arrangé avec goût et précision. Et puis, il y avait la grande bibliothèque qui meublait tout le fond de la pièce et où j’empruntais souvent des livres. Si c’était ça un petit salon, j’avais du mal à imaginer ce que pouvait être un grand salon. J’avais l’habitude de m’asseoir sur un petit siège très bas qui servait de repose pieds à un gros fauteuil crapaud en brocard de Venise. Il était comme fait pour un enfant et dans mes yeux, ce petit siège n’était là que pour moi puisqu’ils n’avaient jamais eu la chance de pouvoir en avoir. Elle s’appelait Charlène et lui Jean. Ils semblaient ne jamais avoir rien fait d’autre que de lire et de s’aimer dans ce petit salon 19eme. Parce que ma mère rabâchait tous les jours que les gosses sont la ruine de la maison, je pensais en toute logique qu’ils avaient une belle situation parce qu’ils n’avaient pas eu d’enfants. C’était naïf mais peut-être pas faux. En tout cas, ils appréciaient ma présence et se réjouissaient d’avoir leurs neveux et nièces pour les vacances. Ainsi, je passais des journées entières à jouer avec eux en me sentant comme l’une des leurs. Je m’ennuyais tellement tout le reste de l’année. Impossible d’inviter des amies chez moi. Mes parents passaient leur temps à s’engueuler et a m’aboyer dessus comme un chien. Et encore, même le chien prenait moins de coup que moi. Mon refuge, c’était les livres et chez nous, il n’y en avait pas. Enfin si, on avait la grande encyclopédie universelle payée en 10 fois sans frais qui prenait la poussière au dessus du téléphone et quelques romans à l’eau de rose que ma mère commandait de temps en temps. Mais ce n’est pas ce que j’appelle de la littérature. Je les ai lu quand même en me demandant si l’amour c’était ça et qu’est ce que ma mère pouvait bien faire avec un homme comme mon père. Je ne les ai jamais vu s’accorder un regard, un sourire ou une tendresse. J’ai grandi en pensant que je n’avais pas été désirée et que j’étais là seule raison pour laquelle ils restaient mariés. Chez Charlène et Jean, tout était si différent. Ils souriaient beaucoup, se parlaient tendrement et laissaient toujours traîner une caresse sous leurs mains. C’était émouvant de les voir. J’aurais voulu qu’ils soient mes parents. J’aurais mieux grandi. Disons que j’aurais eu moins de bleus à l’âme. C’est étrange la vie. On se retourne dessus et on ne vois pas le plus important. Je suis partie depuis longtemps et je ne suis revenue sur mes pas qu’une seule fois et sans prévenir personne. J’ai garé la voiture sur la micro place de l’église. Tout nous semble tellement grand quand on est petit. Même l’église est minuscule aujourd’hui. Les cloches sonnent. Une foule en sort vêtu de noir. Quelqu’un s’en est allé. Je reste sur le bord du chemin et suis des yeux le cortège qui s’organise. Je ne reconnais personnes. C’est étrange. Est-ce qu’on a tous tellement changé ? Je commence à distinguer quelques visages familiers. Mes yeux s’habituent à cette austère obscurité et tout devient plus clair. On me salue discrètement du menton. Apparemment, on m’a reconnu. Ma mère s’approche, elle m’annonce que c’est Charlène qu’on porte au cimetière rejoindre Jean décédé trois mois plus tôt. Elle est vieille ma mère. Ça me fait comme un choc. Toutes ses rides sont sévères et tristes. Ça lui va plutôt bien pour un jour comme aujourd’hui. Mon père est gros et rouge. Il marche comme un pingouin obèse dans un costume trop juste à tous les niveaux. Ils pourraient être heureux de me voir, mais ils ne s’exprimeront qu’avec des reproches sur ma longue absence et mon silence. Je vis seule, je n’ai pas d’enfant et je voyage beaucoup. C’est mon excuse. Quel hasard à voulu que je revienne en ce jour gris où on enterre les amoureux pour qui j’ai toujours eu une sincère admiration. Je revois le visage de Charlène souriant de toutes ses rides et déposant un baiser sur la tempe de Jean qui lisait le journal à voix haute pour elle qui n’y voyait plus assez. Je revois la mains de Jean sur ses épaules, ses hanches quand elle cuisinait et leurs rires. Ils étaient beaux. Ils transpiraient l’amour et ça sentait bon tout autour d’eux. Mes parents empestent l’ennuie, la frustration et la rancœur. Je n’y peux rien, je crois que je ne les aime pas. Est-ce qu’on est obligé d’aimer ses parents ? Ils pensent que je suis là pour l’enterrement. Comme si j’avais été prévenue par les anges. Je ne réponds pas et je me joins au cortège en silence. Je cherche des yeux les neveux et nièces avec lesquels je jouais à cache-cache pendant des heures. Je me souviens des goûters bruyants qui animaient nos vacances. Devant la gueule ouverte du caveau en marbre rose, je parviens à identifier Joseph grâce à son grain de beauté sur le nez. Je trouvais ça si mignon. J’en déduis qu’il est au côté de Céline, Marie et Vincent. Je n’ai jamais été très physionomiste. C’est un peu gênant. Mais en les observant, je parviens à les reconnaître tout à fait. J’irai présenter mes condoléances après la cérémonie. La maison est restée exactement comme dans mes souvenirs. C’est une sensation étrange de retour sur soi qui s’opère. Comme les choses immobiles révèlent le mouvement, je ressens toute ma vie me sortir des yeux à travers ce décors fixé comme dans l’éternité. C’est Vincent qui m’accueille et me sert un verre de vin. Joseph nous rejoint et ce sont des retrouvailles timides, peut-être émues. J’imagine qu’ils doivent ressentir la même chose en retrouvant ces lieux et l’empreinte que Charlène et Jean ont laissé ici. Nous discutons de nos situations. C’est d’usage. Joseph est célibataire comme moi. Les autres sont mariés ou presque. Marie à déjà deux petites filles magnifiques. Céline est fiancée à un grand brun aux yeux noir et Vincent va être papa dans 3 mois. Et moi ? Rien. Joseph sourit.
« Tout le monde n’a pas la chance de trouver le bonheur comme Charlène et Jean » Me dit-il tout simplement.
« Oui, ils avaient placé la barre très haut. En tout cas pour moi, ils incarnaient vraiment l’amour. Le vrai. Je les trouvais tellement beaux. »
On nous laisse seul comme si nos propos devenaient dérangeants. Joseph poursuit en m’invitant à m’assoir au petit salon.
« C’est vrai, jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une dispute ou une bouderie. Ils s’aimaient d’une façon qui m’était très mystérieuse. Le gosse que j’étais les soupçonnait d’avoir le secret du bonheur. » Fini t’il par avouer en riant.
Surprise par sa gaité soudaine en ce sinistre moment, je lui réponds à mi voix que moi aussi. Sa main se met à caresser l’accoudoir du fauteuil crapaud en soie de Venise dans lequel il s’était assis et restait songeur avec un sourire tendre posé sur les lèvres. Il est dans l’émotion d’un souvenir. Je l’observe un instant.
« Je reste encore convaincu aujourd’hui qu’ils avaient un secret »
Sans relever les yeux, il me répond d’une voix neutre.
« Oui, ils avaient un secret… »
Et ses souvenirs l’absorbent tout à fait. Il sourit toujours. Je suis suspendue à ses lèvres. J’espère une confidence, la révélation d’un secret merveilleux.
« Excuse-moi. C’est étrange de repenser à eux en étant ici. »
« Tu connais leur secret? »
Il rit encore et s’excuse à nouveau. Je le vois embarrassé, mettre ses deux mains bien à plat sur les accoudoirs comme prêt à se lever pour prendre congé. Mais il n’en est pas question. Il en a trop dit ou pas assez. Je veux savoir moi aussi. Ses yeux bleus plongent dans les miens. Il rougit d’une gêne qui échappe à ma compréhension et pousse un long soupir en secouant la tête.
« C’est très délicat de parler de tout ça. Peut-être même un peu indélicat. Je me suis laissé envahir par tous les souvenirs qui traînent ici. »
J’insiste. « Si tu as percé leur secret, je veux savoir ! S’il-te-plaît Joseph. »
« Ok ok, mais pas maintenant… Pas comme ça… C’est… Trop… Comment dire. Tu restes quelques jours ? »
Je n’avais rien prévu de tel. Je n’avais pas spécialement envie de passer du temps ici, chez mes parents. Mais je ne pouvais pas dire non. Je ne pouvais pas laisser passer cette occasion d’élucider le plus beau mystère de mon enfance.
« Oui… Je vais rester un peu. »
« Alors, repasse me voir demain quand tout le monde sera parti. Moi je reste quelques jours. On sera plus tranquille. Un secret, c’est quelque chose de sérieux. Ça ne se dévoile pas à la légère. Tu n’as qu’à venir dîner demain soir, ça sera une occasion de discuter un peu plus. »
« Avec plaisir, c’est agréable de vous revoir après tant d’années dans cette maison pleine de souvenirs. Charlène et Jean était des gens merveilleux que j’admirais beaucoup. »
J’ai pris congé et je suis retournée à ma voiture rongée de curiosité et d’impatience. Le mystérieux sourire de Joseph m’obsédait. Quel pouvait bien être le secret de mes deux amoureux chéris ? L’amour avait-il un secret ? Mais dans l’immédiat, je me retrouvais dans les vagues à l’âme de mon enfance. Cette vague de tristesse qui s’emparait de moi à chaque fois que je quittais leur maison pour regagner la mienne. J’étais venue sans rien préméditer. A vrai dire, j’avais tout à fait envisagé de ne pas passer voir mes parents. Le hasard avait choisi ce jour funèbre pour me ramener ici. J’avais ressenti le besoin de revoir le village de ma jeunesse et je retrouvais Joseph porteur d’un si précieux secret. Si ma grand-mère avait été encore de ce monde, je serais allée dormir chez elle. Mais aujourd’hui, c’est la maison de mes parents. Je suis quand même tentée de chercher un hôtel pour la nuit. Je me trouve monstrueuse. Mes parents ne sont pas si terribles. Je pourrais faire un effort. Ils ne m’ont pas vu depuis si longtemps. J’appelle ma mère pour lui demander si je peux dormir chez eux en m’excusant de ne pas les avoir prévenus de ma visite. Ça ne lui plaît pas mais cela ne l’a surprend pas non plus. Elle ne comprend pas cette attitude fuyante que j’ai à leur égard. Je ne suis pas sûre d’en savoir plus. C’est juste ainsi et c’est tout. On n’en parle pas. Ils sont les parents chiants et moi la fille ingrate. Ils m’attendent tous les deux sur le perron. Mon estomac se noue, je prends une grande inspiration et descends de voiture avec mon bagage à main. Ils m’accueillent sans sourire, sans exprimer ni joie ni reproche. Juste un « Et ben dit donc, depuis le temps, tu vas en avoir des choses à nous raconter ! »
Oui, sans doute. Je reconnais à peine la maison. Ma mère à tout remis à son goût. Je retrouve quelques meubles, ma grande horloge, l’escalier, mais ce n’est plus la maison de mamie Paulette. On boit un petit muscat bien frais et elle me conduit à la chambre d’amis. Mes parents ont des amis ? C’était la chambre de Paulette, mais rien n’a survécu à la déco Gifi et à ses idées de génie. Il n’y a plus que la grosse commode Louis XVI et son ventre rond pour adoucir ma mélancolie. Paulette, c’était la rondeur généreuse et douce qui m’attendait comme un refuge à chaque fois que je fuyais les crises familiales. Et elles étaient quasi quotidiennes. Dans ces moments là, si j’avais le malheur d’être par les pieds, j’en prenait pour mon grade. Même le chien passait plus de temps chez mamie Paulette que chez nous. Les deux autres chambres sont occupées respectivement par ma mère et mon père. Elle se justifie.
« Avec l’âge, on dort mieux seul. »
Je me rends compte que leur couple me dégoûte, m’ennuie et peut-être même me terrifie. Qu’est-ce qui les a maintenu ensemble après mon départ de la maison ? L’habitude ? La peur du changement ou de la solitude ? L’argent ? Il y a forcément une bonne raison à trouver pour gâcher sa vie avec une relation stérile. La soirée fut longue. Un repas ponctué de questions réponses entre deux flash infos, le volume de la télévision beaucoup trop fort et un vieux nouveau chien la tête posée sur les genoux. Je les observe entre deux bouchées. Ils sont là mais semblent complètement absents. Ils me posent des questions mais ne me regardent jamais dans les yeux et tournent la tête vers l’écran quand je leurs réponds. On a la terrible impression d’être ignoré et de parler dans le vide. Cette solitude qui me colle à la peau vient de là. Mon célibat aussi sans doute. Ma mère fera une réflexion à ce sujet. Une grande fille de 32 ans sans mari et sans enfants, c’est presque une vieille fille ou peut-être une lesbienne ? Le doute plane mais on évitera le sujet. Moi il me tarde de repartir. J’irai marcher dans le village après le repas en fumant une cigarette accompagnée du chien qui s’appelle Lulu. Puis, je les laisserai devant la télévision et monterai dans la chambre. Allongée sur le lit, les yeux dans le vide, mes pensées sont pour Joseph et sont secret. Le lendemain soir, je suis toute impatiente et prête depuis plus d’une heure quant je sonne chez Charlène et Jean. Joseph m’accueille avec un sourire merveilleux. Il a les traits tirés par une nuit trop courte et ne s’en cache pas. Il ne s’est pas rasé et porte un jean bleu avec une chemisette blanche col ouvert. Il a l’air décontracté. Il nous a préparé des toasts au foie gras, une chiffonnade de jambon cru, des boules de melon, une salade aux noix qui attend son cabécou fondu au miel et des pommes de terres sarladaises. Tout ce qu’il adorait manger ici chez sa tantine chérie.
« Je nous ai aussi trouvé un très bon vin dans la cave. Jean avait une jolie collection. » Je perçois beaucoup d’émotion quand il en parle. Après un silence il reprend.
« C’est d’ailleurs en buvant un de ses meilleurs vins que nous avons eu la plus incroyable des discussions d’homme. J’étais passé leur rendre visite en rentrant d’un salon professionnel. C’était il y a bien dix ans déjà. J’avais 25 ans. Il était fier et heureux de m’avoir comme alibi pour déflorer quelques bouteilles prestigieuses. Il a commencé par dire quelque chose comme ça : « Tu sais se qui fait un vin d’exception ? C’est l’amour ! »
Il sourit en versant un peu d’élixir rubis dans un des deux verres et en hume le nectar en faisant danser sa robe dans le ballon.
« Regarde comme il pleure… Il languit. »
Il le porta a ses lèvres, en bu une gorgée
« Magnifique. »
Puis il me servit et nous trinquâmes en silence. Je n’osais pas entrer dans le vif du sujet qui aiguisait ma curiosité depuis 24 heures. Mon désir de savoir me brûlait les lèvres. Je le sentais tellement mélancolique et à la fois heureux. C’était troublant. Là où j’avais laissé un adolescent taquin, je retrouvais un homme mystérieux et émouvant. Le vin m’empourpre les joue et je sens une vague chaleur me détendre quand son regard se plante fièrement dans le mien avec se petit sourire d’amusement qu’il a gardé de ses taquineries d’enfant. Ce qui l’enchante, c’est de me voir rougir. Les regards francs et soutenus m’ont toujours mise mal à l’aise. Il s’en souvient. Nous rions.
« Et si tu commençais à me parler de se mystérieux secret. »
« Oui. C’est se que j’essaie de faire avec autant de subtilités et de poésie que l’a fait Jean avec moi il y a dix ans en buvant une de ses meilleures bouteilles. »
« Le vin c’est comme l’amour. C’est ça ? »
« Pas tout à fait, non. Il disait que le bon vin c’est de l’amour. »
Il me tend une assiette garnie et je comprend qu’il ne s’agit pas simplement d’un secret tout près à emporter. Nous mangeons et la discussion reprends autour du vin. Il parle lentement et cherche ses mots ou peut-être ceux de Jean. Je l’écoute avidement et il tient à ce que mon verre reste plein.
« Il faut beaucoup d’amour pour faire un bon vin… Beaucoup de chance et d’heureuses circonstances d’abord. Le terroir, la météo, le cépage… Ce sont déjà des conditions favorables très aléatoires. Puis l’amour d’un vigneron passionné et patient. Le vin c’est l’amour ! D’une robe, d’un parfum, d’un caractère et quelques larmes… C’est ainsi qu’il me parlait, Jean. » Je sens son émotion. Je le trouve très beau dans ses retenues. Puis il reprend sont discours.
« Quand Jean à rencontré Charlène, ou plutôt quand ils ont commencé à flirter ensemble, c’était en cachette. A cette époque, fréquenter quelqu’un c’était du sérieux. Les filles ne devaient pas se donner au 1er venu. Il y avait tellement d’interdits et de tabous que cela nous semble archaïque. Notre génération à la sexualité décomplexée n’a pourtant rien proposé de mieux pour trouver l’âme sœur. »
« Non, c’est vrai. On peut multiplier les partenaires et les expériences, mais ça n’est pas la garantie de trouver l’amour. En tout cas, je parle de cet amour fusionnel qu’ils avaient. »
« Oui… Et c’est en lui disant à peu près ça qu’il s’est mit à me raconter leur histoire. »
« Vous avez bu combien de bouteilles ? »
« On avait pas encore fini la première. Dit-il en me resservant. Au début donc, ils se donnaient rendez-vous au café, au jardin, et puis un soir au bal. Ils ont bu du vin et dansé jusqu’à tard. Puis en la raccompagnant chez elle, ils marchaient en se tenant par la taille et en rigolant. Et puis, sous un porche, ils se sont embrasés. Pas simplement embrassés ! Non. Ils se sont embrasés ! C’est comme ça qu’il a dit. »
« C’est mignon. »
« Mignon !? Ah ! J’espère que je ne vais pas choquer tes chastes oreilles. Ils se sont embrasés et Jean à beaucoup insisté sur le fait que c’était vraiment réciproque. Charlène l’a attiré contre un mur, il l’a plaquée de tout son corps et… Dans l’obscurité d’un porche, dans une rue étroite et peu éclairée… Ils ont fait la chaise sans pied. »
« La chaise sans pied !? Tu veux dire debout ? »
« Oui. Enfin c’est comme ça que Jean le disait. Et, il m’a dit que de ce soir là, la chaise sans pied est restée la position qu’ils préféraient tout les deux et que ce n’est qu’avec l’âge et le raffinement de Charlène qu’ils s’étaient équipés de vrai chaises, sièges et fauteuils, tous choisis et adaptés à leur goût pour cette façon de faire l’amour. »
Un silence tombe entre nos deux verres. Je détaille inconsciemment les sièges hauts sur lesquels nous sommes assis dans la cuisine. Est-ce qu’ils sont à la bonne hauteur ? Est-ce qu’ils ont fait l’amour sur tous les fauteuils ? Même le petit repose pieds que je trouvais si joli ? Mes idées deviennent envahissantes. Tous le mobilier devient érotique et sensuel. Joseph reste silencieux et m’observe avec son taquin de sourire. Je sais qu’il sait à quoi je pense. Il sait ce que ça fait d’un coup de voir tout ce joli mobilier autrement. Je suis gênée et je rougis le nez dans mon assiette. Il va penser que je suis une fille coincée. Je reprends la discussion là où il l’à laissée avec une gorgée de vin.
« Tu veux dire que leur petit jeux, c’était les chaises… Toutes les chaises ? »
« C’est drôle, j’ai fait exactement la même réflexion à Jean. Son visage c’est illuminé une fraction de seconde, puis il a rougis, un peu comme toi. »
« Et qu’est qu’il a dit d’autre ? »
« Rien. Il est allé chercher une autre bouteille. Il est revenu en disant que l’amour c’est comme le bon vin . Il faut avoir la patience de le laisser mûrir et s’épanouir, mais qu’il est surtout important de savoir le boire, où et quand il le faut. Comme l’amour, il n’est pas fait pour s’oublier au fond d’une cave. Comme l’amour, il se consomme et nous laisse un peu ivre. Comme l’amour, une bonne bouteille ça se partage. Et il était content de partager ça avec moi. Le petit neveux coquin mais toujours célibataire. »
« Et tu l’es toujours ! Tu n’as pas suivi ses bons conseils ? »
Il ne répond pas à ma plaisanterie et poursuit en souriant.
« Il disait que le secret de l’amour c’est de savoir prendre le temps et de savoir partager le plaisir en complicité. »
« Comme pour le vin. »
« Oui. Charlène et lui avait cultivé l’art de s’aimer, en étant des partenaires, des amants complices. Au quotidien, ils savaient s’aimer. Et je crois qu’ils s’amusaient beaucoup. »
Je sens un début d’ivresse me griser. Je les revois si beaux dans mes yeux de gamine ignorante. C’était tout simplement ça leur secret. Jouer à s’aimer. Ma pensée m’a débordée et je verbalisais.
« C’était ça leur secret à ces deux amoureux ? Jouer à s’aimer ? »
« Oui. C’est certain. Ils s’aimaient et ils aimaient jouer à s’aimer encore et encore en trouvant une nouvelle chaise innocente, un petit siège espiègle, un fauteuil profond. Les années n’avaient pas d’emprise sur eux. L’âge les obligeaient à trouver des parades mais ça les amusait plus qu’autre chose. Magique ce couple ! «
« Pour moi aussi ils étaient un mystère de bonheur. J’avais pas ça chez moi. »
« Moi non plus. Mes parents ont divorcé quand j’avais 16 ans. Et venir ici chaque été, c’était comme me prendre une piqûre de rappel. Oui, l’amour ça existe vraiment et c’est beau. »
« Oui. Je me souviens bien. Mais je n’ai pas pensé que le divorce de tes parents avait pu t’affecter à ce point. Moi j’étais du genre à souhaiter que les miens en face autant plutôt que de s’engueuler tous les jours. D’ailleurs, c’est étrange qu’ils soient encore ensemble. Je ne vois pas d’amour entre eux, seulement de l’habitude et du confort. Ça m’a toujours terrifiée. Charlène et Jean, pour moi, c’était un modèle, un idéal. »
« Et bien, tu vois, pour moi aussi. »
« Tu crois que c’est pour ça qu’on est encore célibataire à 30 ans passé ? »
« Oui, sans doute. On est peut-être plus exigeant. On espère quelque chose d’authentique à la hauteur de nos modèles. Et c’est pas si simple à trouver, cette complicité. »
Nous baissons les yeux dans nos assiettes vides. Joseph remplis de nouveau nos verres. Silencieux et pensif, il fait danser la robe pourpre de son vin dans son verre, laisse pleurer quelques larmes. Ses yeux vinrent chercher les miens avec un sourire un peu triste, un peu fané et nous trinquâmes.
« A l’amour ! A Charlène, la coquine et à Jean le romantique. »
La chaleur, l’émotion, le vin aussi… Je ne tiens plus en place sur ma chaise. J’ai besoin de me lever et de marcher. J’ai envie de faire le tour de toute la maison. Intuitivement, Joseph comprends mon besoin de mouvement et ma curiosité toute excitée par ses révélations. Partout où se posent mes yeux, j’imagine une scène érotique torride. Je n’ose même plus regarder Joseph. Il sait ce que ce lieu a de magique quand on en connaît le secret. Il sourit et continue de parler vaguement en suivant mon regard papillonnant de commodes en tables, de fauteuils en chaises. Elles sont toutes différentes. Là un prie-Dieu… oh seigneur ! Oui… Comme c’est beau !
« C’est une de mes préférées à moi aussi. » Dit-il sans autre commentaire.
J’ai chaud. Je sais que si je le regarde, il verra mon trouble. Je déambule avec mon verre et passe dans le petit salon. Joseph me suis légèrement en retrait derrière moi. Là je retrouve le petit repose-pieds qui ressemble à une chaise d’enfant. C’est une mini chaise au dossier matelassé et à l’assise rebondie, habillée d’un brocard bleu ciel aux motifs floraux blanc et argent de toute beauté.
« C’est drôle, cette mini chaise à toujours eu quelque chose de mystérieux pour moi. C’est là que j’aimais m’assoir pour lire. »
« Et j’imagine que maintenant tu te demandes à quel jeu elle pouvait leurs servir. »
« En effet, oui… C’est… »
« Très érotique à imaginer ? »
La tête me tourne un peu. Je lui fais face et le regarde droit dans les yeux sans rougir et sans faiblir. D’un haussement de sourcils, il est surpris mais semble ravi.
« Est-ce que ça va? »
Il y a du défi dans mes yeux.
« C’est un très joli secret que tu partages avec moi et je t’en remercie beaucoup. Vraiment. »
« Je pense que tu étais la bonne personne pour savoir l’apprécier avec respect et subtilité. Je suis très heureux d’avoir pu te raconter toute cette histoire. Étrangement, je me sens moins seul maintenant que tu es dans la confidence. Personne d’autre ne sait ce que nous savons. »
« Et que va devenir cette magnifique collection de chaises ? »
« Elle va être dispersée un peu partout chez des gens sans imagination. »
« Quel dommage… »
« Tu sais ce qui me plairait ? »
Il dit cela en se rapprochant et en tendant une main pour effleurer mon visage. J’ai le souffle coupé. Je réponds un petit « quoi » a peine articulé. Et Joseph m’embrasse délicatement et tous mes sens s’embrasent fiévreusement. On a posé nos verres… Le vin fut exquis. L’amour aussi.
Quelques jours plus tard, je recevais un colis à mon nom contenant une chaise. Une toute petite chaise et une carte.
« Tu es partie trop vite. Je n’ai pas eu le temps de te dire à quel point tu m’as rendu heureux. Cette nuit passée ensemble à partager un secret et à érotiser tout le mobilier de la maison reste pour moi le plus beau moment de ma vie. J’espère que c’est réciproque et que nous pourrons nous revoir. J’ai pu sauver quelques jolies chaises de la dispersion familiale. Beaucoup ont été vendues. Les miennes prennent leurs place chez moi et j’ai bien sûr pensé très fort à toi, à nous et à notre secret. Je t’offre celle là en souvenir. Tu étais si belle dessus…
Mais j’espère sincèrement que tu me rappelleras quand tu liras cette carte bien trop petite pour contenir tout ce qui m’anime en cet instant. »
Fiévreusement.
Joseph