Le side-car

La poésie est partout où on veut bien la voir

C’était un beau mariage par beau temps célébré en grande pompe au Château de Châbrale loué pour l’occasion par la famille de la mariée. Elle était la fille unique d’un couple d’aristocrates déclassés dont les traditions familiales persistaient dans l’illusion des grands fastes de la belle époque. Dans les faits,  Monsieur était retraité de l’aéronautique où il avait été PDG d’une usine métallurgique et Madame n’avait jamais travaillé. Ils étaient propriétaires d’une grande villa avec piscine et parc forestier d’un demi hectare clôturé. C’était tout ce qu’il restait du patrimoine seigneurial, ainsi qu’une grosse chevalière au blason d’or se transmettant de génération en génération comme un ultime trésor. Celle que Madame portait, chaque jour, avec orgueil.
Le grand domaine bâti d’une forteresse classée aux Monuments Historiques avait été vendu il y avait déjà deux générations.
« La ruine ou les ruines « .
Avait dit l’arrière grand père au Conseil de Famille qui avait décidé qu’il était plus sage de vendre et de répartir le capital. Car, entre les droits de succession de chacun, les impôts fonciers et l’entretien du Château, c’était bel et bien une ruine inéluctable qui s’annonçait.
Je ne saurais dire quel genre de caste, de clan par la famille, avait pu tous les unir autour de cette grande table d’audience pour tenir Conseil de Famille et prendre des décisions. Ainsi, chacun des ayants droits étaient repartis avec une bonne bourse qui assura à sa descendance la vie mondaine dû à leur génération. Le faste perdura mais les revenus déclinèrent. L’arbre généalogique ancestral perdait de sa superbe en placements douteux et en divorces coûteux. Aujourd’hui, certains maintenaient le haut du panier d’une classe moyenne en nivellement par le bas, d’autres avaient une bonne situation professionnelle leur permettant de maintenir un certain niveau de vie et parfois même réussi un beau mariage sous contrat. Et puis, il y avait les « mauvaises graines » comme disait la vieille tante. Des artistes sombrés dans la  débauche et la décadence. C’était la vieille tante revêche avec à ses côtés, la veuve fidèle, le cousin et la cousine truc muche. On ne se connaissait pas vraiment. On se croisait de temps en temps aux mariages, aux anniversaires, et aux enterrements, parfois. Ils étaient les bénéficiaires ayants droit au même titre que tous les gens en présence à cette table de « Grand Seigneur ». Le cabinet de notaires qui les accueillait tenait les affaires de la Famille depuis trois générations. Ils avaient la responsabilité signée de la main même de l’illustre ancêtre, seigneur de ses terres, pour appliquer le protocole établi de répartition des biens en cas de faillite ou de liquidation. Ils étaient très procédurier avec le code historique de la Famille et en général, personne ne posait trop de questions. Chacun repartait avec sa part et reprenait le cours de sa vie. Depuis, Il ne restait plus grand chose à administrer. Ce genre de grande réunion avec le notaire avait fini par cesser. Les notaires n’écrivaient plus et il était évident qu’il n’y avait plus de profit à faire. Sans capital, le meilleur capitaine capitule.
Madame la Comtesse, femme au foyer, tenait sa maison d’une main de maître, avec son jardinier, sa femme de ménage et sa cuisinière, tout en assumant l’éducation qui se devait à une jeune fille de bonne famille. École privée, cours de danse, équitation. Musique ? Non. Décidément, elle n’avait aucun talent pour les études ni d’enthousiasme à une quelconque expression artistique. Cette jeune fille était frivole, naïve et enjouée. D’une insouciance presque décomplexée. Madame la Comtesse, sa mère, ne manquait pas de le lui rappeler en insistant sur ce qui arrive aux jeunes filles qui n’écoutent pas leurs parents. Mais elle s’en foutait, c’était évident. Et pendant que Monsieur travaillait comme un fou pour être à la hauteur des prétentions de sa femme, Madame menait grand train en achetant tous ce qui était nouveau, innovant et de qualité ! Elle multipliait les achats compulsifs. Parfois elle achetait deux fois le même truc sans s’en rendre compte. Les placards étaient pleins, les meubles aussi, le grenier était saturé et on avait commencé à stocker dans les chambres d’amis et dans le garage jusque sous l’appentis. Une fièvre acheteuse qui dilapida sa rente au point de se retrouver avec un portefeuille de cartes de débit, sans soldes et à des taux défrisant la meilleure permanente. En 10 ans, il ne restait plus que le revenu de Monsieur pour subvenir à toutes les obligations de crédit. Madame c’était calmée, un peu, disons ponctuellement. Entre les fêtes, elle n’achetait que le strict nécessaire. Monsieur se trouva bien. Il avait réussi enfin à lui tenir tête, à la raisonner. Tout allait bien. Ils étaient chez eux, la voiture était presque payée, la piscine aussi, on renverrait le jardinier et peut être la cuisinière, mais l’honneur était sauf. Même avec une bonne retraite, il n’était pas facile de subvenir aux besoins de sa femme et de sa fille unique auxquelles il ne savait pas dire non. Pauvre homme.

Le jour où leur fille annonça ses fiançailles fut pour lui le coup de grâce. Madame avait attendu cet événement comme le couronnent de toute sa gloire. Préparer le mariage de sa fille et faire honneur à la Famille. On invita des tantes et des oncles, des cousins et cousines au 2nd degré, des amis du club, des anciens collègues et amitiés professionnelles… Bref, on fit dresser les invitations pour 202 personnes. « Chiffre porte bonheur » Avait t’elle gloussé. Monsieur essayait tant bien que mal de refreiner ses folies. Mais sa fille était insouciante à la valeur de l’argent. On peut dire que les deux faisaient la paire. Il parvint quand même à leur imposer un budget des plus raisonnable et ne quitta plus son carnet de compte durant tous les mois des préparatifs.
« On ne se marie qu’une fois, Papa ! »
« Enfin ! On ne peut quand même pas faire des fleurs en papier qui déteignent à la pluie comme au mariage de Marlène ! C’était il y a 10 ans et on en parle encore. Les encres avaient tout dégueulassées. Les voitures, les robes, les manteaux… Une catastrophe ! »
Monsieur passa quelques mauvaises nuits.

Le fiancé avait belle allure, avec son air faussement négligé et sa barbe toujours taillée de près, avec ses shorts larges et ses chemises déboutonnées, il avait l’air d’un touriste qui débarquait de son beau voilier  en escale dans le port. Toujours décontracté et poli avec tout le monde, on lui accordait un charme des plus naturels. Il faisait de la voile et du surf. Il avait voyagé deux ans sur un voilier blanc et n’avait pas d’autres ambitions connues que d’ouvrir son propre atelier de surf sur une plage. Avec sa femme, bien sûr. Ils semblaient vraiment faits l’un pour l’autre, ces deux oiseaux. Sa mère avait fait remarquer dignement qu’on ne pouvait pas espérer mieux.  Son père et sa mère s’était résignés au fait qu’elle n’avait pas le goût de l’effort ni du travail. Ce jeune homme n’était pas sans revenu, il était professeur de glisse et vivait dans un chalet sur pilotis, les pieds dans le sable. Il était plein d’enthousiasme et d’ambition propre à sa jeunesse, mais il y avait un projet, un commerce et une maison dont ils n’avaient pas réussi à comprendre à qui elle appartenait. Ce Nicolas leur faisait bonne impression et de toutes façons, Camille ne jurait que par lui. 
Elle l’avait vu sortir de l’eau et se poser sur la plage, à quelques mètres de sa serviette. Les vagues étaient belles, le vent doux et chaud. Il était beau. Bronzé, musclé, souple et toujours souriant. Il parlait avec flegme et détachement. Rien ne paraissait l’étonner vraiment. Camille le voyait comme un grand aventurier en errance de par le monde à la recherche de son âme sœur. Elle était convaincue de la magie qui s’opérait entre eux. Une rencontre sur une plage abandonnée, des histoires du bout du monde, quelques bières et un premier baiser les pieds dans l’eau. Camille n’avait jamais connu une nuit aussi folle que cette première nuit là, dans le bungalow sur pilotis. Ce mec, la mettait en transe. Six mois et se furent les fiançailles. Une semaine plus tard, Nicolas faisait sa demande en mariage devant ses parents entre le dessert et le café. Et les voilà tout juste 1 an après, tout les deux mariés devant l’église, se tenant par le bras pour les photos, sous une pluie de grains de riz.
Il y avait des bouquets de fleurs naturelles de chez « Lisa Fleurs » partout, des bougies de chez « woodoo », une allée centrale de buis béni par l’évêque, des fleurs en papier blanc, des tules, des rubans de satin, tout en blanc. 
Dressing code : Les années folles !
Et tout y passa. Le château privatisé pour le weekend, 10 chambres au Château pour les mariés et la Famille proche, un hôtel de province deux étoiles pour les autres, le traiteur, le service, la cascade de champagne, le sabrage du Nabuchonodosore par le Général, une réserve de 2 bouteilles de vin et 1 bouteille de champagne par personne…
« Il faut ce qu’il faut et de toute façon, s’il en reste, ça ne sera pas perdu ! »
 » Oui ! Le vin ça ne se perd pas. »
 … Le lâcher de colombes à l’ouverture du bal, le photographe,  le DJ et l’orchestre…
« 5 musiciens, ça va ! »
Et bien sûr, le feu d’artifice ! Avec une équipe d’artificiers comme pour un 14 juillet, des photophores partout sur les murets, dans le jardin et sur la grande terrasse qui surplombait l’étang. Un cadre pour le moins idéal. Grandiose ! Tous les invités étaient déguisés pour l’occasion et des costumes étaient prévus pour ceux qui venaient habillés autrement. 
« C’est très important pour les photos ! »
« Et c’est tellement plus drôle ! »
Monsieur ne riait pas. Non. Monsieur était pâle depuis quelque temps déjà.
La mère et la fille n’avaient jamais été aussi fusionnelles. Il n’y avait jamais eu autant d’intérêt l’une pour l’autre que depuis ce projet de mariage. Pour autant, elles n’étaient pas toujours d’accord. Conflit générationnel oblige, sans doute. Elles s’appelaient au moins 2 à 3 fois par jour. Surtout quand elles n’étaient pas d’accord. Le choix de la robe, notamment, fut un long sujet. Camille avait choisi un joli modèle de chez « Mademoiselle » repris et arrangé sur mesure. Jusque là, ça allait. Mais, la pièce centrale de toute cette cérémonie, le cadeau de mariage de Papa sur une idée originale de Nicolas, était un magnifique side-car blanc ivoire, cuir bicolore noir et ivoire avec chromes de style, le tout parfaitement harmonisé à sa moto, une Royal Enfield Bullet au réservoir ivoire de toute beauté. 
« Qu’est-ce qui te ferait plaisir mon amour comme cadeau de mariage ? » Lui avait-elle demandé.
« Une moto ! » Avait-il répondu sans hésiter.
« Une moto ? Ce n’est pas très pratique pour voyager. Surtout si on a des enfants ! »
« C’est vrai… Quand on est marié, c’est plus pareil… Mais j’ai quand même envie de t’emmener loin de tout avec une belle moto ! On roulerait jusqu’à la mer, jusqu’à chez moi, chez nous… Et je te ferais l’amour comme un fou ! »
Il n’en fallait pas promettre plus pour convaincre notre jolie Camille. Mais sa mère ne serait jamais d’accord. Une calèche, une limousine, une voiture de sport, de collection qui plus est, c’était quand même préférable pour un mariage, même moderne. Et la robe !? Comment enlever la mariée dans sa robe sur une moto ?! Non. 
Alors Nicolas eu l’idée géniale du side-car. D’abord, il était tout à fait dans le thème des années folles, ensuite cela réglait le problème de la robe de mariée pour peut qu’on évite la grosse meringue et surtout, Nicolas avait sa moto. Le modèle choisi était honnêtement magnifique. Une création originale de CS concept d’une valeur de 18 880€ TTC. Cette excentricité ne choqua personne dans cette exubérance. 
… Les verres en cristal, les serviettes de table en tissu, les ballons en forme de cœur, les lumières et les projecteurs de la salle de bal, les cornets de dragées aux amandes, la pièce montée en side-car avec une corbeille pour récolter les donations des convives au jeune couple prenant son envol… Enfin, prenant la route. Bref. Je crois qu’il ne manquait rien. 
La robe de la mariée… Camille l’avait choisi sur un caprice, et parce qu’elle lui plaisait, et parce qu’elle serait parfaite pour le side-car. Courte. En effet. Un tutu de tulle brodé de dentelles et de paillettes. Genre danseuse étoile de cabarets, une petite traîne effleurant le haut de ses talons, des bas blanc semi opaques tenus par une jarretière assortie et un bustier lui laissant les épaules et le dos nu, sans oublier bien sûr, le petit voile de la mariée, réduit à sa simplicité de voilette sur les yeux. Coiffeur, esthéticienne, manucure, bijoux, parfum… 11 200€ TTC. 
« J’ai un super Papa ! » 
« Je confirme. Ton père est génial. »
Le side-car et le costume de cérémonie furent les deux seules choses que Nicolas géra seul, enfin, seul avec Monsieur. Car Monsieur payait tout. Il avait quand même pesté à plusieurs reprises et même tapé une fois du poing sur la table pour qu’on l’écoute. Mais ses femmes finissaient toujours par obtenir gain de cause. Il ne chercha même pas à influencer les choix de Nicolas et paya. Relativement, c’était une broutilles en comparaison de la note que les femmes allaient lui laisser. Heureusement, il avait négocié un prêt exceptionnel auprès de sa banque et se trouvait résigné à la cause. Mais le budget raisonnable était d’ores-et-déjà dépassé. Il lui arrivait de rêver qu’il étranglais « la Comtesse aux grosses fesses » juste pour avoir la paix. Et puis les factures continuaient d’arriver…
Il n’y a que les alliances que les jeunes futurs mariés choisirent ensemble et payèrent comptant. Des anneaux simples en or blanc pour lui et or jaune pour elle, qui s’emboîtent pour ne faire qu’un. Maman avait déjà trouvé le petit coussin de présentation des alliances. Non. Je crois qu’on avait pensé à tout et ce fut réellement un très beau mariage. La mairie, l’église, le château, le repas, la fête… Tout le monde était heureux. Sauf Monsieur. Il garda les traits tirés d’un homme fatigué et presque à bout de nerf tout au long du weekend. Il lui tardait seulement que tout cela s’arrête. Que quelqu’un meure peut-être. Il était sombre et pas à la fête. Mais cela ne sembla interroger personne. 
« C’est dur de voir partir sa petite princesse. » Avait tenté de plaisanter la grande tante Victoria.
« Oui, un peu… » Avait-il simplement répondu.
Bref. Tout se déroula à merveille. Le ciel était bleu et le soleil brillant. La nuit fut douce et on ramassa beaucoup de bouteilles vides un peu partout dans le jardin et autour de l’étang. 
La fête était finie. On avait compté les verres en cristal. Il en manquait deux douzaines. On avait fait le décompte des bouteilles. L’état du stock entre bouteilles vides et bouteilles pleines, laissait un écart de 25 bouteilles tout bonnement disparues. Tout le monde était reparti avec des dragées, des fleurs pour ne pas gaspiller et quelques bouteilles semblait-il. Le reste des compositions florales avaient transformé le salon et la véranda de Madame en serre horticole. On mangerait dans la cuisine pendant quelques temps. Rien de grave.
Tout ce faste, ce luxe et cette opulence, laissaient Nicolas rêveur et optimiste sur ses ambitions de shaper et la perspective d’un bel héritage et d’une vie facile, alimentèrent ses désirs les plus fous. Nos jeunes mariés semblaient rouler vers une belle destinée et Nicolas prenait très au sérieux son rôle de nouveau riche. Partir pour la plage, seul le matin, avec sa planche de surf dans le side-car, était quand même plus classe que de rouler avec son vieux van déglingué. Camille passait ses journées à lézarder sur la plage et à faire du shopping. Nicolas n’avait pas jugé nécessaire de faire un voyage de noces puisqu’ils étaient déjà comme en vacances. Il proposa de garder l’argent récolté au mariage pour simplement vivre et passer du bon temps. Du vin, des langoustes, du chocolat et des fruits exotiques devenaient leur quotidien. L’insouciance de Camille y concédait sans difficultés. Ils étaient donc très heureux. 
Comme chacun sait, « Après la pluie vient le beau temps ». Mais c’est toujours nier que les plus beaux jours d’été couvent l’orage.
Les belles compositions de fleurs étaient fanées, les bouteilles de vin dormaient au fond du garage et les traites arrivaient par courrier recommandé chaque semaine. Monsieur s’était fâché. Madame n’aura plus de cartes de crédit. Il lui donnerait un peu d’argent de poche en liquide pour les courses, mais rien de plus. Fini les restaurants, le théâtre, les gâteaux et le chocolat, les soldes saisonnières et la cure thermale hivernale. Toutes les sorties furent suspendues et on déclina même aux invitations à dîner. Il s’agissait de retrouver une sobriété financière de façon drastique. Car, la banque voyait rouge et harcelait le pauvre homme au point d’être obligé de consentir à l’hypothèque de leur maison. Madame pleurait et se lamentait d’être obligée de renvoyer ses trois domestiques et d’en assumer tant bien que mal les corvées. Elle n’avait jamais travaillé et se retrouvait esclave de ses 190 m2 habitables. Elle n’était pas non plus très bonne cuisinière et les repas devinrent fades et monotones. Heureusement, il y avait du vin. Payer pour payer, Monsieur se consolait comme il pouvait. Et cela devint une habitude. Chaque jour, il remontait une nouvelle bouteille et se grisait en regardant la télé pendant que Madame la Comtesse apprenait à se servir de l’aspirateur, du lave-vaisselle et du lave-linge. Dehors, on avait arrêté l’arrosage automatique et coupé des arbres pour vendre le bois. Le jardin tomba en friche, les massifs et les pelouses se desséchèrent et les herbes folles reprirent possession des murs. Depuis le mariage, les humeurs de Monsieur restaient sombres et aphasiques. Il ne prêtait plus la moindre attention aux lamentations de sa femme et restait accablé dans la crainte de voir arriver les huissiers. D’ailleurs, certains jours, il ne sortait même pas de sa chambre. Il ne supportait plus de la voir avec ses robes de chambre et ses bigoudis, de l’entendre gémir et lui reprocher leur situation. Monsieur avait pris ses quartiers à l’autre bout de la maison, au-dessus du garage. Les semaines passaient. Malgré le bon vin, Monsieur était maussade et aigre. Seul dans son bureau avec un verre à la main, il calculait et recalculait encore les taux bancaires susceptibles de réduire les annuités qui les contraindraient dans cette austérité. Au moins 15 ans de remboursement, autant dire jusqu’à la fin de leur vie. Il sentit le dégoût et la colère contre sa femme s’aiguiser en haine et en mépris. Elle l’avait ruiné. Lui qui avait cru gagner un bon parti en épousant une Comtesse…

Les pieds dans le sable, nos jeunes mariés avaient su profiter pleinement de leur cagnotte pendant au moins 3 mois. Mais là aussi, il était grand temps de revenir à des habitudes plus économes. La saison estivale était terminée, les cours de planche aussi et Nicolas était au chômage. Il expliqua à Camille qu’il devait partir pour travailler aux îles Baléares. On lui proposait un poste de moniteur de planche à voile pour 3 mois. Il serait nourri et logé. C’était un bon plan. Mais c’était un plan solo. Camille ne pouvait pas le suivre. D’abord parce qu’il ne leur restait qu’à peine de quoi payer un billet d’avion et ensuite parce que le logement sur place n’était pas prévu pour deux personnes. Louer à côté ne rendrait pas l’opportunité rentable. Donc, il la cajola et la rassura sur le fait que cela passerait très vite et qu’il l’appellerait tous les jours. Camille devrait soit trouver elle aussi un emploi, soit rentrer chez ses parents. Car le bungalow appartenait à un oncle de Nicolas et il devait lui rendre les clés en partant. Notre marin reprenait le large et Camille se désolait. Elle appela maman et demanda un peu d’argent pour pouvoir suivre Nicolas aux Baléares. Elle trouverait bien un petit job de serveuse sur place pour s’occuper. Mais maman lui avait répondu qu’il fallait voir cela avec son père et en profita pour se plaindre de lui et des conditions qu’il lui imposait. Mais elle ne parla pas des dettes, ni de l’hypothèque, ni de l’état de la maison et du jardin. Camille n’avait aucune idée de la situation ni de l’ambiance qui régnait chez eux depuis le mariage. Alors elle appela papa qui resta digne en lui proposant un peu d’argent. Mais ce n’était pas suffisant. Il lui rappela qu’elle était mariée et que désormais, c’était à son mari d’assurer sa subsistance et qu’elle n’avait qu’à travailler. Ses phrases étaient dures et le ton sec. Jamais il n’avait parlé comme ça à sa fille chérie. Il raccrocha pour couper court. Camille pleurait. Il restait l’option de revendre le side-car. Pas question ! Avait dit Nicolas. Il resterait dans le garage jusqu’à son retour et dès qu’il aurait touché sa paie, il lui enverrait un mandat. Et Camille pleurait…
Deux jours plus tard, le téléphone sonna sur la plage où Camille admirait Nicolas en pleine démonstration de glisse. C’était Sylviane, la femme de ménage. Elle avait la lourde responsabilité de lui annoncer que ses parents étaient décédés. Madame lui avait demandé de venir pour l’aider à préparer une chambre pour le retour de sa fille. Elle avait sonné plusieurs fois, tenté de les joindre par téléphone en restant devant la porte. Mais la maison restait silencieuse comme un tombeau. Elle avait fait le tour pour passer par le jardin et avait trouvé la Comtesse flottant dans la piscine aux eaux vertes où nageait désormais les grenouilles. Horrifiée, elle s’était précipitée vers la maison pour appeler Monsieur et le trouva pendu dans la véranda avec la dernière bouteille de vin gisant à ses pieds. Un drame conjugal. Madame avait fait un chèque sans provision pour faire nettoyer la piscine. Monsieur s’était mis dans une rage folle. Il avait renvoyé les ouvriers, déchiré le chèque et poussé sa femme dans l’eau. Sa furie le débordait. Il était aviné et hors de contrôle. Son embonpoint ne permettait pas à sa femme d’être très agile ni sur terre, ni dans l’eau. Parce qu’il lui criait de la nettoyer elle-même sa piscine qu’elle n’utilisait pas, il lui avait jeté le gros robot de piscine sur la tête et s’en était allé chercher une autre bouteille. Madame la Comtesse se noya pendant qu’il hurlait toutes les injures qu’il contenait depuis tant d’années. Quand il revint au bord de la piscine avec l’idée de s’asseoir sur un transat pour s’amuser du spectacle, il n’y trouva pas ce qu’il imaginait. Une espèce de cachalot essayant de s’extirper du bassin. S’en était fait. Bien-sûr, il n’avait pas voulu la tuer. Il en avait eu envie, certes, mais la situation lui avait échappé. Dans sa première panique, il avait sauté dans l’eau pour essayer de la sortir, mais n’y était pas parvenu. De toute façon, il était trop tard. Alors, choqué et résigné, il s’était assis comme prévu sur le transat et avait bu sa bouteille en pleurant. Puis, saoul et désespéré, il s’était pendu à une poutre de la véranda avec le câble de l’antenne de télévision. 
Cette nouvelle contraria les projets de Nicolas qui dû annuler sa réservation et s’occuper de sa femme. Peu à peu, il réalisa que ce drame faisait d’elle l’héritière d’une sublime propriété avec piscine, d’une grosse berline intérieur cuir et bien plus. Sans doute les bijoux de la Comtesse, des assurances vie peut-être, des terres et des biens immobiliers. En tout cas, c’est ce qu’il s’imaginait en silence, maintenant que Camille s’était calmée et qu’elle dormait abrutie par les somnifères que lui avait prescrit le médecin. Quand les obsèques prirent fin et qu’ils se retrouvèrent enfin seul dans la grande maison, Nicolas s’était risqué a demander à sa femme ce qu’elle avait l’intention de faire de tout ça. Mais Camille n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait représenter financièrement ce « tout ça » et elle s’agrippait au bras de Nicolas comme une moule à son rocher. Et subitement, il ne la trouva plus si jolie et frivole mais réalisa à quel point elle était dépourvue d’intelligence et de raisonnement. En fait, elle était comme sa mère. L’idée de finir pendu à une poutre comme son père le fit frissonner. Il savait que le drame résultait d’une dispute qui avait mal tourné et que le caractère dépensier de Madame était en cause. Mais pour lui, ce n’était rien de plus que des problèmes de riches qui ont des problèmes d’argent seulement parce qu’ils en ont trop et ne savent plus quoi en faire. Et il lui sembla évident que sa femme ne saurait pas quoi en faire non plus. Alors que lui… 

Les jours passaient, Camille restait prostrée dans un état de choc qui ne lui permettait, ni de réfléchir, ni de prendre une décision, ni même de tenir la moindre discussion raisonnable. Son esprit semblait perdu, éteint, lointain. Cela incita Nicolas à prendre les choses en main. Pour commencer, il proposa de se débarrasser de tout ce que sa mère avait stocké un peu partout depuis des années. Et ce n’était pas une mince affaire. Il passa un mois à trier, photographier et mettre en vente par lot, catégorie neuf et très bon état. Certains cartons d’emballage n’avaient jamais été ouvert. On ne comptait plus les services de table, les ménagères, les robots de cuisine, le linge de maison et appareils automatiques en tout genre. Grâce à tout ce bazar, Nicolas récolta de quoi payer leur voyage pour les Baléares et même de quoi embarquer le side-car. Ils avaient de quoi louer une chambre pour Camille dans le centre de vacances ou il était embauché et un peu d’avance pour se donner le temps de vivre. Tout ce qui n’était pas vendable ou tout simplement trop vieux fut donné et distribué à des associations humanitaires. On vida également les armoires et les penderies. Des kilos de vêtements, des mètres cubes de chaussures et de sac-à-mains. Camille pleurait. Nicolas gérait. Il lui sembla enfin temps de quitter la maison familiale et d’emmener sa femme assez loin pour qu’elle puisse se retrouver et peut-être faire son deuil. Les Baléares, ça lui ferait du bien. De toute façon, Nicolas ne pouvait pas la laisser là dans cet état. A leur retour, il serait temps de s’occuper du notaire et de réfléchir à ce qu’ils feraient. 

Le voyage et le dépaysement n’eurent pas l’effet escompté sur notre jolie Camille. Nicolas passait ses journées à la plage avec des groupes de touristes et s’amusait beaucoup. Toutes les femmes, jeunes ou même plutôt d’un certain âge, lui faisaient les yeux doux et il collectionnait les cartes de visite et les numéros de téléphone. On l’invitait presque tous les soirs et il ne put pas tout refuser. D’autant que, de retour dans leur chambre, où Camille avait passé sa journée à comater sous somnifères et antidépresseurs et à zoner sur le web, n’était pas ce qu’il espérait de leur séjour en amoureux. Elle se négligeait, n’avait plus aucun goût pour les sorties ou le sexe et s’accrochait à lui comme une enfant à son nounours. Bref. Cette situation eut vite raison de notre esthète qui s’ennuyait à mourir dès qu’il était avec elle. Il lui acheta une grosse peluche dauphin pour lui tenir compagnie et commença à sortir de plus en plus souvent avec les clientes qui le sollicitaient si joyeusement. Nicolas n’était pas un mauvais garçon, mais ne s’encombrait pas d’empathie ou de compassion. Sa philosophie, c’était de profiter de la vie et Camille devenait pour lui un boulet. 

Un jour qu’il promenait une jolie jeune femme de son cours du mardi matin avec le side-car conjugal, une idée des plus insolites germa dans son cerveau et commença à se développer. Elle s’appelait Maëva, 22 ans, athlétique et d’un bon standing. Elle lui faisait clairement des avances et des propositions de rendez-vous à chacun de ses cours. Il avait fini par lui proposer de faire un tour sur la côte avec sa moto, ce qu’elle accepta avec grand plaisir. Quand il se gara devant son hôtel pour la prendre, elle fut émerveillée par le bolide. Nicolas lui donna le casque de Camille et frima un peu en lui donnant quelques recommandations pour sa sécurité.  Une façon pour lui d’avoir le rôle du mec responsable et rassurant en qui vous pouvez avoir confiance. Maëva riait et semblait déjà toute acquise à la finalité de leur balade. Elle monta dans le side-car et plaisanta innocemment en regardant l’attache qui la solidarisait à la moto.
« J’espère que c’est du solide ! »
Et elle riait un peu sottement. Nicolas n’avait jamais détaché l’ensemble et se fut le déclic d’une nouvelle éventualité. Après tout, rien ne l’obligeait à traîner cette coquille vide. C’était pratique pour transporter la planche, mais pas indispensable. D’ailleurs, c’était juste une moto qu’il voulait. Le side-car, c’était parce qu’il s’était marié. Mais ce mariage commençait à lui peser. Ce n’était pas un homme infidèle, mais simplement un homme à femmes. Un bel homme qui attire les femmes. De fait, les tentations étaient grandes, surtout pour un épicurien de son espèce. Alors, une innocente petite balade sur la côte au coucher du soleil avec Maëva, ça ne se refuse pas. Et pendant ce temps, Camille dormait en serrant son dauphin dans les bras devant la dernière saison de « Sex in the city ». L’adultère fut consommé et Nicolas regretta amèrement d’avoir cédé à la fantaisie du mariage sur un coup de cœur et l’opportunité d’une promotion sociale. Maëva était la fille d’un riche industriel et faisait des études supérieures de commerce international. Camille ne faisait rien de sa vie et ne savait que dépenser de l’argent alors que Maëva savait en gagner. C’était de toute évidence un bien meilleur parti. Ces histoires de titre et de Comtesse, de mariage en grandes pompes, l’avaient berné. Ils étaient mariés depuis 6 mois seulement. Les parents venaient de décéder dans des circonstances dramatiques. Camille était la seule héritière et par voie de fait contractuel, tout ce qui était à elle était aussi à lui à 50%. Un divorce serait long, compliqué et coûteux. Nicolas méditait jour après jour toutes les options pour mettre un terme à ce mariage tout en s’assurant d’en tirer le meilleur parti. Après mûre réflexion, le plus avantageux pour lui serait que sa femme meure bêtement d’un accident. Après tout, un accident, ça arrive à tout le monde. Une noyade en mer ? Non. Trop évident. Une overdose de médicaments ? Pas facile. Les ordonnances pour ce genre de médicament étaient rationnées et les soupçons difficiles à éviter même si les circonstances s’y prêtaient. Non. Il lui fallait un accident bête et sans bavure. Un truc que rien ne pourrait mettre en doute.
Depuis quelque temps, il roulait  uniquement avec la moto car les sensations de liberté étaient bien meilleure. Maëva ne s’en plaignait pas. Elle préférait monter derrière et lui enlacés amoureusement la taille. De fait, il n’utilisait plus le side que pour promener Camille quand elle le lui demandait et c’était chose assez rare. C’est là que la goupille en acier qui constituait l’attache principale du side-car prit toute son importance dans l’esprit de notre ambitieux Nicolas. Le side représentait tout ce qui l’enchainait à Camille et il devenait évident qu’il devait aussi s’en débarrasser. Ainsi, leur séjour aux Baléares prenant bientôt fin, il proposa à sa femme de faire un grand tour sur la côte. Ils iraient manger des riz d’araignées de mer, visiter le marineland et trouverait une plage déserte pour, peut-être, faire l’amour. 
« J’aimerais aussi t’offrir une belle perle que tu pourras choisir »
« Oh ! Merci mon amour. »
 » Non, c’est normal. Je n’ai pas eu beaucoup de temps à t’accorder ses dernières semaines. Et puis ça me fait plaisir. »
Et c’est ce qu’ils firent. Une journée magnifique où Camille semblait retrouver enfin le sourire. Elle se sentait aimée et heureuse. Mais Nicolas avait savamment saboté les fixations du side-car avec l’espoir de larguer son binôme dans l’un des nombreux virages en épingle qui dessinait la route dans les montagnes et sur les falaises. Cela devrait finir par lâcher et il se força même un peu à serrer dans chacun des virages susceptibles d’être le bon. Ils avaient fait plus de 250 kms dans la journée et Nicolas commençait à désespérer. Les arceaux avaient pris du jeu et la goupille était tordue. Quoi faire de plus ? Supprimer la goupille ? Il fallait tout de même conserver la pièce à conviction qui l’innocenterait et la jeter sur le lieu de l’accident pour que cela soit crédible. Il glissa la goupille dans sa poche et ils reprirent la route pour rentrer. Au bout de quelques kilomètres tortueux, Camille commença à s’inquiéter et tenta d’interpeller son chauffeur de mari. Mais il restait imperturbablement concentré sur la route. Quand, enfin, il eu le temps de repérer un petit rocher qui affleurait sur le bord du précipice, il pu anticiper le petit écart qui serait fatal. Le side cahota, Camille cria, les arceaux cédèrent et elle tomba dans le précipice surplombant la baie. Nicolas ne parvint pas à maintenir l’équilibre de sa moto et se coucha sur le coté intérieur de la route. Il s’arracha toute la viande d’une jambe sur l’asphalte et se brisa le poignet. Le divorce était acté mais il n’eut pas le temps de s’en réjouir. L’accident avait été spectaculaire et ses blessures étaient graves. La douleur lui fit perdre connaissance. Les voitures s’arrêtèrent, on appela les secours et les premiers témoins restèrent médusés devant l’incident. Ceux qui avaient vu le side s’envoler, scrutaient avidement le fond de la baie. 
« Vous voyez quelque chose ? »
« Mon dieu ! C’est horrible ! »
Une centaine de mètres plus bas, on ne distinguait qu’un bout de tôle beige et une tâche rouge dans les rochers que léchaient les vagues monotones. Par chance, notre assassin était en vie et sa chute lui avait déchiré en lambeaux tout le côté du short où était resté la criminelle goupille. Elle traînait à quelques mètres sur la route. Tout était bien. L ‘accident était incontestable. On incrimina le constructeur et on lui conseilla de porter plainte, ce qu’il fit par acquis de conscience.
Après un bon mois d’hospitalisation, Nicolas retrouvait une certaine mobilité. Mais il lui fallait renoncer au surf, à la planche à voile et même à la moto pour de longs mois. Il en garderait les cicatrices tout le reste de sa vie. Mais il se consolait avec la perspective d’un beau pactole qui lui permettrait de réaliser ses rêves et même d’avoir une rente confortable. Malheureusement, la réalité en fut tout autrement. En effet, les comptes de la famille de sa défunte épouse ne lui laissèrent qu’une interminable liste de créanciers, la maison et la voiture, mais rien de plus. L’hypothèque de la maison ne suffisait pas a combler le déficit. La voiture était encore sous crédit et il en était de même pour l’essentiel des biens. Le tracteur tondeuse, le robot de piscine, le grand écran, la véranda, la console barbecue et même le système d’alarme… Tout. Bref. La déception de notre héritier fut grande et ne lui laissa pas d’autre choix que de renoncer à cette succession empoisonnée.
L’humanité aime à se bercer de rêves et d’illusions qui finissent toujours par lui coûter très, très cher.